Bien que souvent en guerre, les deux pays entretiennent de constantes relations diplomatiques, économiques ou culturelles, empreintes à la fois d’intérêt et de méfiance. Le château de Versailles, dans sa décoration et ses collections, se fait naturellement l’écho de cette histoire tumultueuse et permet, à travers la variété des œuvres qu’il abrite, d’en mesurer l’importance.
Versailles & l'Espagne Une relation diplomatique de longue date
l'espagne à Versailles
Le XVIIe siècle est marqué par des relations difficiles entre la France et l’Espagne, ponctuées de plusieurs conflits armés. En 1661, Louis XIV écrit avec lucidité :
L’état des deux couronnes de France et d’Espagne est tel aujourd’hui, et depuis longtemps dans le monde, qu’on ne peut élever l’une sans abaisser l’autre. Cela fait entre elles une jalousie qui leur est, si je l’osais dire, essentielle, et une espèce d’inimitié permanente que les traités peuvent couvrir, mais qu’ils n’éteignent jamais, parce que le fondement en demeure toujours.
Mais, bien que souvent en guerre, les deux pays entretiennent de constantes relations diplomatiques, économiques ou culturelles, empreintes à la fois d’intérêt et de méfiance. Le château de Versailles, dans sa décoration et ses collections, se fait naturellement l’écho de cette histoire tumultueuse et permet, à travers la variété des œuvres qu’il abrite, d’en mesurer l’importance.
Né le 5 septembre 1638 durant la guerre qui oppose la France à l’Espagne (1635-1659), Louis XIV est espagnol par sa mère Anne d’Autriche, fille du roi Philippe III. Il peut ainsi se dire petit-fils d’Henri IV comme arrière-petit-fils de Philippe II. Sans exagérer l’importance de cette ascendance espagnole dans l’éducation et le goût du roi, on note cependant que sa mère lui fait apprendre le castillan, langue qu’il parlera toute sa vie couramment. Autres manifestations de cette hispanité : le roi apprécie et joue lui-même de la guitare ; il a lu ou s’est fait lire dans sa jeunesse des romans espagnols, comme la Galatea de Cervantès qui connut un très grand succès France. On le voit également afficher, dans sa jeunesse, un penchant pour la décoration précieuse qui n’échappe pas à ceux qui tiennent pour davantage de sobriété et de grandeur et qui attribuent ce goût à l’influence de la reine-mère. Au-delà de ces aspects anecdotiques, le roi, tout au long de son règne, devra compter avec l’Espagne qui demeure l’une des principales puissances européenne, à la tête d’un empire qui s’étend dans le monde entier. Le changement dynastique de 1700 et le conflit général qui s’ensuit met définitivement fin à deux siècles de luttes et crée un nouvel ordre européen.
Le mariage de Louis XIV
En 1659, le traité des Pyrénées scelle – provisoirement – la réconciliation des deux pays. Les négociations diplomatiques se concluent par d’importantes cessions territoriales (l’Artois et le Roussillon deviennent alors français) et surtout par le mariage de la fille du roi Philippe IV, l’infante Marie-Thérèse, avec le jeune roi, doublement son cousin germain. La jeune mariée apporte en outre une espérance d’héritage car son père n’a alors qu’un fils en bas âge pour lui succéder. La célébration de cette union prestigieuse pour les deux couronnes est environnée de tout le faste requis. L’événement est même jugé suffisamment exceptionnel pour fournir deux sujets de la célèbre tenture de l’Histoire du roi tissée à la manufacture des Gobelins : l’entrevue de Louis XIV et de Philippe IV sur l’île des Faisans, au milieu de la Bidassoa, et le mariage lui-même, célébré à Saint-Jean-de-Luz le 9 juin 1660.
La guerre de Dévolution
1667 - 1668
La paix si ardemment souhaitée ne dure guère. Déjà, des tensions apparaissent, lorsque Louis XIV, après un incident diplomatique mettant aux prises les ambassadeurs de France et d’Espagne à Londres, exige – et obtient – des excuses officielles de la part de Philippe IV, qui reconnaît en outre la préséance des ambassadeurs du Roi Très Chrétien sur les siens dans toutes les cours d’Europe. Ce succès protocolaire retentissant devient à son tour un sujet de tapisserie ad majorem gloriam regis. Il est aussi célébré dans la voûte de la Galerie des Glaces sous la forme d’une allégorie dans laquelle l’Espagne, sous les traits d’une femme en manteau rouge, accompagnée du lion héraldique de Castille, s’incline devant la France.
Philippe IV meurt en 1665. Sa veuve, Marie-Anne d’Autriche, assure alors la régence au nom de son fils Charles II, à peine âgé de quatre ans. Louis XIV en profite pour réclamer des territoires des Pays-Bas espagnols au nom de la reine Marie-Thérèse. La guerre de Dévolution, dite aussi « des droits de la reine » s’achève en 1668 par la paix d’Aix-la-Chapelle. Victorieuse, la France y gagne d’importantes places en Flandre, comme Lille et Douai, ville dans laquelle le couple royal fait une entrée mémorable en août 1667.
La Guerre de Hollande dans le décor versaillais
1672 - 1678
Les hostilités reprennent quelques années plus tard avec la guerre de Hollande, dans laquelle l’Espagne est alliée à l’Empire et aux Provinces-Unies. À l’issue du conflit, Charles II est contraint, par le traité de Nimègue, de céder de nouveaux territoires à la France, dont la Franche-Comté, conquise en 1674, et de nouvelles places-fortes en Flandre. Ce conflit revêt une importance toute particulière dans la décoration de Versailles, où le roi s’installe définitivement en 1682. Peintures et sculptures célèbrent les derniers succès militaires du roi tout en s’inscrivant dans le quotidien du souverain et de sa cour. Dès la grille de la résidence royale, des groupes sculptés rappellent les victoires françaises sur ses ennemis d’hier représentés par leurs symboles héraldiques : le lion pour l’Espagne, l’aigle pour l’Empire. Au sud, La Victoire sur l’Espagne fut exécutée entre 1680 et 1682 par Girardon.
À l’intérieur du château, l’ensemble formé par la Galerie des Glaces et les deux salons de la Guerre et de la Paix reprend cette thématique. Le vaste programme iconographique mis au point par Charles Le Brun, sous le contrôle attentif de Louis XIV, célèbre à la fois l’histoire du roi et ses triomphes guerriers de la guerre de Hollande. On y retrouve de nombreuses représentations allégoriques de l’Espagne et de ses alliés. Au plafond du salon de la Guerre, elle est peinte dans une attitude menaçante, environnée de guerriers, son lion héraldique bondissant à ses côtés, alors que les foudres françaises sont prêtes à la frapper.
Dans la galerie, qui narre les différentes péripéties de la guerre, on la retrouve dans nombre de grandes compositions : Fastes des puissances voisines de la France, Alliance de l’Allemagne et de l’Espagne avec la Hollande, Mesures des Espagnols rompues par la prise de Gand et La Hollande accepte la paix et se détache de l’Allemagne et de l’Espagne. Dans le salon de la Paix enfin, une voussure montre L’Espagne acceptant la paix. Cette dernière scène montre la figure allégorique, toujours accompagnée du lion héraldique, recevant un rameau d’olivier. Des Amours célèbrent la paix retrouvée en brûlant des armes ou en jouant de la musique (guitare et castagnettes), tandis qu’une ronde populaire s’anime au son d’un cornet à bouquin.
Dans le Parc, un bosquet se fait l’écho de cette guerre, celui de l’Arc de Triomphe, où la fontaine dite de La France triomphante, seul vestige de ce bosquet disparu met en scène une allégorie de la France vainqueur de ses ennemis représentés au pied de son char. L’Espagne et son lion y figurent naturellement aux côtés de l’Empire et de son aigle. Sur la terrasse du Parterre d’eau enfin, au pied de la façade du château, deux vases colossaux rappellent eux aussi les victoires royales : le vase de la Guerre (par Antoine Coysevox) et le vase de la Paix (par Jean-Baptiste Tuby).
L'héritage espagnol
1700
En 1660, l’épouse de Louis XIV apporte avec elle les espérances d’un héritage fabuleux : elle est la seule survivante des enfants de Philippe IV et d’Élisabeth de France. En 1660, le roi d'Espagne, qui s’est remarié avec Marie-Anne d’Autriche, n’a, comme héritier, que l’infant Philippe, né en 1657, dont la santé fragile ne laisse pas présager une longévité bien importante. De fait, l’enfant meurt l’année suivante, tandis que naît, quelques jours plus tard, l’infant Charles, futur Charles II. Il n’est donc pas, dans ces conditions, impossible de spéculer sur l’extinction de la dynastie. Dans ce cas, la reine de France aurait, comme sa demi-sœur Marguerite-Thérèse, qui épouse l’empereur Léopold Ier en 1666, des prétentions à faire valoir, d’autant que sa dot de 500 000 écus, censée constituer le prix de sa renonciation à ses droits dynastiques, n’a jamais été versée, rendant cette renonciation nulle et non avenue aux yeux de la France. Bientôt, il est clair que Charles II ne peut avoir d’héritier de ses deux épouses successives, Marie-Louise d’Orléans, la propre nièce de Louis XIV sur laquelle le roi fondait de grandes espérances en l’envoyant à Madrid, puis Marie-Anne de Neubourg. Toute l’Europe se prépare à l’inévitable bouleversement européen que provoquera la disparition du dernier monarque Habsbourg espagnol : que deviendra le vaste rassemblement de territoires réuni depuis Charles Quint ? De multiples projets de partage sont échafaudés dès la fin des années 1660, faisant bon marché de la longévité de Charles II qui ne s’éteint que le 1er novembre 1700, après avoir signé un testament en faveur du duc d’Anjou qu’il fait son unique héritier. La nouvelle parvient à Louis XIV, alors à Fontainebleau, le 9 novembre. Le lendemain, il prend la décision d’accepter le testament. De retour à Versailles, il choisit le jour de l’audience des ambassadeurs pour annoncer publiquement l’avènement de Philippe V au marquis de Castel dos Rios, ambassadeur d’Espagne. La scène a lieu dans le cabinet du roi (actuel cabinet du Conseil, agrandi sous Louis XV). Louis XIV décide immédiatement de traiter son petit-fils en souverain et l’installe dans son grand appartement, ne pouvant souffrir que le roi d’Espagne puisse loger dans son ancien appartement de l’aile du Nord. Jusqu’à son départ pour Madrid, Philippe V couche donc dans le salon de Mercure. Il quitte Versailles le 4 décembre 1700 et arrive à Madrid en janvier.
Les collections de Versailles conservent plusieurs témoignages de cet événement, « la plus grande et la plus extraordinaire scène qui se fût jamais passée en Europe » comme l’écrit le marquis de Sourches. Un tableau allégorique d’Henri de Favanne (1704) montre l’Espagne offrant la couronne au prince, sous le regard du cardinal Portocarrero, qui fut l’un des artisans du choix français de Charles II.
Une grande œuvre rétrospective de François Gérard, datée de 1824, tente de restituer la scène où le marquis de Castel dos Rios se jette aux pieds de son nouveau souverain :
« Il n’y a plus de Pyrénées ! »
Cette phrase, attribuée par le Mercure galant au marquis de Castel dos Rios, n’a vraisemblablement jamais été prononcée. Voltaire l’attribue à tort à Louis XIV. En revanche, c’était l’image qui s’imposait à tous pour envisager le changement radical des relations entre la France et l’Espagne. Le marquis de Dangeau relate quant à lui que le roi ayant permis à de nombreux seigneurs d’accompagner le nouveau roi pendant son voyage, l’ambassadeur rajouta que ce voyage « devenait aisé et que présentement les Pyrénées étaient fondues ».
Si l’avènement de Philippe V est d’abord accepté par les puissances européennes, certaines maladresses de la diplomatie française ainsi que les revendications de l’archiduc Charles, futur empereur Charles VI, second fils de Léopold Ier, qui n’accepte pas le testament de Charles II et se proclame roi d’Espagne, déclenchent un nouveau conflit qui ne s’achève qu’en 1713. À l’issue de cette guerre, Philippe V conserve le trône d’Espagne et ses colonies mais doit céder le reste de ses possessions européennes : Pays-Bas, Naples et la Sardaigne passent à la maison d’Autriche tandis que le Milanais et la Sicile sont accordés au duc de Savoie.
Unions dynastiques
XVIIIe siècle
Si elle a déclenché un conflit européen lourd de conséquences, l’installation des Bourbons sur le trône d’Espagne scelle la paix définitive entre les deux royaumes. Un projet d’union dynastique voit de nouveau le jour pour unir le jeune Louis XV à sa cousine germaine, l’infante Marie-Anne-Victoire et le frère de celle-ci, l’infant Louis, futur Louis Ier d’Espagne, à une fille du régent, Louise-Élisabeth d’Orléans. Selon la tradition, l’échange des princesses a lieu une nouvelle fois sur l’île des Faisans. Mais quatre ans plus tard, le duc de Bourbon, principal ministre de Louis XV, renvoie la petite infante en Espagne, la trouvant trop jeune alors qu’il considère que le jeune roi doit se marier au plus tôt pour assurer la dynastie. Devant l’affront, Philippe V renvoie la veuve de son fils en France sans ménagement. L’éphémère reine d’Espagne finira ses jours à Paris, au palais du Luxembourg dont elle avait fait sa résidence. Vingt ans plus tard, à la tête d’une famille florissante, Philippe V accorde la main d’une autre de ses filles, l’infante Marie-Thérèse, au dauphin, fils de Louis XV. Les noces, célébrées en février 1745 à Versailles, donnent lieu à des fêtes splendides.
L’image de la disparition des Pyrénées, évoquée quarante-cinq ans plus tôt, est réutilisée sur la scène du théâtre dressé dans le manège de la Grande Écurie pour la représentation de La Princesse de Navarre de Rameau sur un livret de Voltaire. Le divertissement final y montrait les Pyrénées s’abîmant dans les dessous du théâtre, remplacées par le temple de l’Amour, décor d’un ballet faisant alterner quatre quadrilles représentant chacun l’un des états gouvernés par la maison de Bourbon : la France, l’Espagne, Naples et Parme.
Au XVIIIe siècle, le roi de France se trouve en effet être à la tête d’une famille qui règne non seulement sur l’Espagne, mais aussi en Italie. L’un des fils de Philippe V et d’Élisabeth Farnèse, le futur roi Charles III, se voit attribuer le duché de Parme, en 1731 et, en 1734, il réussit à conquérir le royaume de Naples que les traités de 1713 avaient accordé à la maison d’Autriche. Son frère cadet, Philippe, le remplace à Parme. En 1739, Louis XV donne à ce dernier sa fille aînée, Élisabeth, surnommée « Madame Infante » à Versailles et qui devient ainsi duchesse de Parme. L’une de leur fille, Marie-Louise, sera reine d’Espagne par son mariage avec le roi Charles IV.
Un an et demi après ses noces fastueuses, la jeune dauphine meurt brusquement à l’âge de vingt ans. Désespéré, le dauphin sera néanmoins contraint d’épouser un an plus tard, une autre princesse, Marie-Josèphe de Saxe.
Il ne faut cependant pas présenter les relations franco-espagnoles des XVIIe et XVIIIe siècles en se limitant aux seules relations diplomatiques et aux unions dynastiques. Ce serait négliger les importants échanges commerciaux et culturels qui animent constamment les deux pays. Au prisme de Versailles, on peut ici en aborder quelques aspects qui ont marqué, parfois de façon durable, la cour de France.
L'Étiquette et les usages
L’étiquette versaillaise n’est pas celle de la cour d’Espagne. On décèle même de grandes différences : accessibilité au monarque, marques de respect, usages… Cependant, la cour de France n’est pas imperméable à quelques discrètes innovations venant d’outre-Pyrénées, souvent introduites pas les souveraines elles-mêmes. Ainsi, on note, avec la reine Marie-Thérèse, un usage plus important du « carreau », coussin destiné aux dames, largement répandu à la cour de Madrid. Comme Anne d’Autriche avant elle, elle conserve longtemps à son service des femmes de chambre espagnoles, dûment nommées dans les états de la maison royale. C’est également Marie-Thérèse qui est réputée avoir introduit à la cour l’hombre, jeu de hasard dont le succès fut fulgurant.
L’accession au trône de Philippe V entraîne de nouvelles relations entre les deux cours. Il est rapidement entendu que les pairs de France jouiront à Madrid des mêmes honneurs et privilèges que les grands d’Espagne, et, à l’inverse, que ces derniers bénéficieront à Versailles, d’un rang de duc et pair, ce qui leur confère automatiquement certains droits enviés, comme celui d’entrer en carrosse dans la Cour royale ou, pour les femmes, de prétendre au tabouret des duchesses. Quant aux ambassadeurs espagnols, napolitains ou parmesans, ils sont qualifiés d’ « ambassadeurs de famille » et dans chacune des états gouvernés par un membre de la maison de Bourbon, bénéficient d’un traitement particulier.
Mode
La mode française, fort appréciée en Europe, n’est cependant pas imperméable à l’influence étrangère. D’Espagne on importe parfums, fard, pelleteries, rubans et dentelles d’or qui font fureur en France. Les reines Anne d’Autriche et Marie-Thérèse ont pu contribuer à mettre à la mode certaines coiffures, comme celle dite « à la garcette », dont le nom provient du terme espagnol garceta.
La mode française produit quantité de robes ou d’habits « à l’espagnole » qui, souvent, relèvent plus du domaine de l’invention que de la réalité, et montrent la fabrication d’une image – parfois faussée – de la mode dans la péninsule ibérique. La marquise de Villars, qui a accompagné la jeune reine Marie-Louise d’Orléans à Madrid en 1679, revient ainsi sur une idée largement répandue en France : « Le noir ou la couleur ne marque pas plus de respect l’un que l’autre ». Cette vocation au noir du roi d’Espagne, qui doit beaucoup aux portraits de Philippe IV par Velasquez, est naturellement reprise par Hyacinthe Rigaud auquel Louis XIV demande le portrait de son petit-fils : l’artiste revêt Philippe V du costume noir « à l’espagnole » et n’omet ni la golilla (col plat) ni l’épée à taza, alors tombée en désuétude en Europe mais qui survivait encore à la cour de Madrid. À la fin de l’Ancien Régime, un regain d’intérêt pour la mode espagnole se caractérise, à Versailles, par des robes qui empruntent à certaines tournures du XVIe siècle.
Gastronomie
Dans le domaine de la table, la reine Marie-Thérèse introduit à la cour la olla espagnole, bientôt francisée en oille. Ce ragoût de viandes est adopté définitivement à la table royale et les services d’argenterie puis, plus tard, de porcelaine s’enrichissent de pots à oille souvent somptueux montrant la parfaite assimilation du plat en France. Les rares menus royaux conservés pour la table de Louis XV au château de Choisy en témoignent encore et comportent, pour chaque souper, deux oilles de différentes sortes : aux croutons et à l’espagnole, à la Crécy, aux riz, aux écrevisses, aux oignons d’Espagne… L’épouse de Louis XIV est enfin réputée avoir lancé la mode du chocolat en France, breuvage encore peu connu de ce côté-ci des Pyrénées, bien que la reine Anne d’Autriche en usât elle-même depuis toujours. Ayant gagné ses lettres de noblesse, le chocolat est servi à profusion lors des soirées d’appartement, mais conservera longtemps autant d’adorateurs que de contempteurs.
Le chocolat
Lorsque le chocolat arrive en France, il est réservé à la noblesse et la haute bourgeoisie. Les rois et reines de France, de Louis XIII à Marie-Antoinette, apprécient cette boisson chaude qui fait fureur à la Cour.
Littérature
La littérature espagnole connaît un grand succès en France. Les traductions et les emprunts qu’y font les écrivains français sont innombrables. Cervantès est traduit en français de son vivant et le succès de son œuvre ne faiblit pas. On le trouve présent dans toutes les bibliothèques princières, tandis que Don Quichotte fournit le sujet de l’une des plus belles suites de tapisseries de la manufacture royale des Gobelins au XVIIIe siècle.
D’autres auteurs, comme Lope de Vega, connaissent eux aussi un grand engouement. Mme de Sévigné s’exclame elle-même : « Es de Lope, es de Lope ! » pour louer le style épistolaire de son cousin Bussy-Rabutin. Le théâtre espagnol gagne la cour grâce à la troupe de comédiens arrivés en France à la suite de la reine Marie-Thérèse. Ils restent une dizaine d’années à Paris, faisant découvrir au public français la richesse de leur répertoire. Molière ne dédaigne pas, même indirectement, puiser à ces sources : El marido hace mujer de Hurtado de Mendoza pour L’École des maris, El desdén con el desdén de Moreto pour La Princesse d’Élide (créée à Versailles en 1664), et, bien entendu, El burlador de Sevilla de Tirso de Molina pour son Dom Juan. Quant à L’École des femmes, elle s’inspire de la traduction par Scarron de l’une des Novelas amorosas y ejemplares de María de Zayas intitulée El prevenido engañato.
Échanges architecturaux
Du palais-monastère à la fontaine
En France, on peut discerner quelque influence du plan de l’Escorial dans le plan adopté par François Mansart pour le monastère du Val-de-Grâce, édifié à Paris selon la volonté d’Anne d’Autriche, ou dans celui de l’hôtel des Invalides, élevé par son fils.
À Versailles en revanche, Louis XIV suit ses propres desseins et conçoit une résidence originale dont l’ampleur et la magnificence surprend l’Europe qui s’y intéresse de près sans pour autant l’imiter servilement. L’accession au trône d’Espagne d’un prince français entraînera de nombreux apports artistiques et architecturaux dans l’agencement des résidences royales (surtout au palais du Buen Retiro), même si la reconstruction du palais royal de Madrid, après l’incendie du vieil Alcazar en 1734, emprunte davantage à l’Italie qu’à la France. C’est plutôt au palais de la Granja qu’il faut aller chercher les réminiscences françaises que l’ancien duc d’Anjou choisit de répandre dans le parc. Les nombreuses fontaines, agencées et décorées par des artistes français, y citent, parfois très directement, celles de Versailles ou de Marly. On y trouve entre autre une cascade très voisine de la Cascade champêtre de Marly, une fontaine des Bains de Diane dont l’architecture générale rappelle les lignes du Buffet d’eau de Trianon, des fontaines cousines de la Pyramide versaillaise (fontaines de las Tazas) ou inspirées de la fontaine de l’Arc de Triomphe (fontaines de las Ocho Calles). Quant à la fontaine des Grenouilles (fuente de las Ranas), elle n’est ni plus ni moins qu’une citation directe du bassin de Latone avec sa composition en pyramide, le groupe de Latone à son sommet et les paysans de Lycie se métamorphosant en grenouilles sur les gradins.
Les collections du château de Versailles
XXIe siècle
Transformé en musée consacré « à toutes les gloires de la France » par le roi Louis-Philippe en 1837, le château de Versailles conserve aujourd’hui de nombreuses œuvres relatives à l’Espagne, à son histoire et à ses relations avec la France. Sans vouloir en faire ici un catalogue exhaustif, on peut toutefois signaler quelques tableaux et objets d’art à découvrir dans les galeries du château ainsi qu’à Trianon. De l’histoire ancienne jusqu’aux guerres napoléoniennes, de nombreuses scènes de batailles ont été rassemblées, selon la prédilection du XIXe siècle pour l’ « histoire-bataille ». Citons ainsi La Bataille de Las Navas de Tolosa (1212) peinte par Horace Vernet pour l’une des salles dédiées aux Croisades et montrant le roi Sanche de Navarre au cœur de la mêlée ; La Bataille de Rocroi (1643), remportée par le jeune duc d’Enghien, futur prince de Condé, sur les troupes espagnoles de Francisco de Melo, ou encore les œuvres illustrant les heures sombres de l’occupation napoléonienne : La Capitulation de Madrid par Gros, Épisode du Siège de Saragosse ou l’impressionnant Combat de Guisando par Lejeune. Au Grand Trianon sont exposés un imposant vase de Sèvres commémorant la campagne de 1823 par laquelle le roi Louis XVIII apporte son soutien à Ferdinand VII – intervention malheureuse qui contribuera à précipiter l’Espagne dans une importante période de troubles –, ainsi que deux éléments du grand surtout de table offert par le roi Charles IV à Napoléon en 1808, réalisés à la manufacture de porcelaine du Buen Retiro. D’autres tableaux évoquent plutôt les souverains espagnols. Certains rappellent de façon très libre les épisodes célèbres de la réception de Charles Quint en France en 1539-1540 : François Ier et Charles Quint visitant les tombeaux de Saint-Denis, d’après Gros (1837) ou L’Anneau de Charles-Quint par Revoil (1810), actuellement déposé à l’ambassade de France à Madrid. D’autres, le bref règne de Joseph Bonaparte ou encore le règne d’Isabelle II et son mariage en 1846.
Enfin, Versailles garde le souvenir de quelques visites officielles de souverains espagnols comme celle que fit, en 1864, dom François d’Assise, époux de la reine Isabelle, ou plus récemment, celle du roi Alphonse XIII en 1905.
Raphaël Masson, conservateur en chef