Deux scabellons témoins du luxe et du goût du Grand Dauphin
Le premier lot acquis par le château de Versailles se compose d’une paire de scabellons, c’est-à-dire de piédestaux sur lesquels sont posés des objets d’art. Ils sont l’œuvre de l’ébéniste emblématique de l’époque de Louis XIV, André-Charles Boulle (1642 - 1732). Réalisés pour l’appartement du Grand Dauphin à Versailles, ces deux pièces de mobilier sont typiques du style qui porte le nom de leur créateur. Chacune de leur face est flanquée d’une fine marqueterie composée de laiton, d’étain, d’écaille de tortue et de corne teintée. La face principale est surmontée d’un mascaron de bronze doré représentant une bacchante aux nattes nouées sous le visage, tandis que les faces latérales sont ornées de têtes de satyres.
Fils de Louis XIV et de Marie-Thérèse, Louis de France (1661 - 1711) fut d’abord appelé Monseigneur puis le Grand Dauphin. Il hérita des goûts de collectionneur de son père et entreprit, dès les années 1680, la création de son propre « cabinet de toutes les choses les plus belles, les plus rares et les plus curieuses qu’il pouvait rencontrer », comme le rapporte le marquis de Sourches dans ses mémoires. Pendant toute sa vie, il accumula toiles de maîtres, porcelaines, vases de pierres dures, cristaux, petits bronzes et mobilier précieux.
Ses collections, présentées dans son appartement du Château-Vieux de Saint-Germain-en-Laye, furent regroupées à Versailles à partir de 1680, d’abord dans son appartement de l’aile du Midi, puis dans son nouvel appartement situé au rez-de-jardin du corps central Nord du Château. Le Grand Dauphin meurt en 1711 dans son château de Meudon, où l’avaient suivi une partie de ses collections. Celles-ci seront soit vendues, soit partagées entre ses trois fils, dont le duc d’Anjou qui emporta à Madrid sa part d’héritage au moment de son accession au trône d’Espagne. Cette partie des anciennes collections du Grand Dauphin est aujourd’hui conservée au musée du Prado. L’appartement versaillais du Grand Dauphin fut très modifié après sa mort, si bien qu’il ne reste rien des décors commandés par ce prince.
L’on connait le goût prononcé du Grand Dauphin pour les créations d’André-Charles Boulle à qui il commande notamment en 1684 une série de neuf scabellons. De cet ensemble, on ne connait actuellement qu’une paire de scabellons conservée au Victoria & Albert Museum de Londres et celle acquise par le château de Versailles lors de la vente Sotheby’s.
Différents inventaires de la Couronne mentionnent ces neuf scabellons jusqu’en 1776, date à laquelle ils sont probablement vendus. Les deux pièces de la collection acquises aujourd’hui par le château de Versailles sont à nouveau attestées en 1937, connaîtront plusieurs propriétaires et seront prêtées lors de deux expositions à Paris et à New York. Toutefois, ce n’est qu’à partir de 2005 que le rapprochement entre ces deux scabellons et le Grand Dauphin est évoqué. Plusieurs historiens de l’art prouveront cette hypothèse.
Bien qu’il soit certain que les deux scabellons faisaient partie de l’ensemble livré pour le Grand Dauphin à Versailles, un doute plane encore sur leur emplacement exact dans le Château. Toutefois, il semble tout à fait probable que ces pièces se trouvaient dans le fameux cabinet des Glaces. Terminant l’appartement du prince, cette pièce ne reçut pas moins de 550 objets d’art. Son décor se composait notamment des précieux lambris que Boulle avait réalisés pour le premier cabinet des Glaces de l’appartement de l’aile du Midi, ainsi qu’un nouveau plancher de précieuse marqueterie commencé par Pierre Gole (1620 - 1684) et terminé par Boulle. Des miroirs enchâssés dans des baguettes de cuivre dans le plafond et sur les parois donnaient son nom au légendaire cabinet.
Ces deux pièces d’exception seront exposées dans le salon de l’Abondance, aux côtés d’autres chefs-d’œuvre du règne de Louis XIV, en particulier le bronze de Susini d’après Jean de Bologne, l’Enlèvement d’une Sabine, qui figurait dans le cabinet des Glaces et a pu être acquis également grâce au legs de Madame Jeanne Heymann.
Une élégante table de Weisweiler pour la comtesse de Provence
Le second lot acquis par le château de Versailles est une table en chiffonnière, c’est-à-dire un guéridon comportant un tiroir. Œuvre de l’ébéniste Adam Weisweiler (1746 - 1820), cette chiffonière en bois de chêne plaqué de satiné et sycomore se caractérise par la présence de deux plaques de porcelaine de Sèvres et une riche monture en bronze doré. Son extrême préciosité ainsi qu’une description fidèle datant de 1794 ont permis d’identifier ce meuble comme ayant appartenu à la comtesse de Provence (1753 - 1810).
Le 13 mai 1771, la princesse Marie-Joséphine-Louise de Savoie épousa au château de Versailles Louis-Stanislas-Xavier de France, comte de Provence (1755 - 1824) dit Monsieur et futur Louis XVIII. Au début de leur mariage, le couple était installé dans un appartement au rez-de-jardin du corps central du Château.
Ils durent libérer celui-ci en 1787 au profit du jeune Dauphin, fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Ils s’installèrent alors dans le pavillon de la Surintendance situé à l’extrême sud de l’aile du Midi. Ce grand appartement occupant deux étages était orné du plus grand ensemble de décors sculptés d’arabesques du Château. Le Garde-Meuble de la Couronne s’était chargé de son ameublement, mais le comte et la comtesse de Provence firent aussi des achats personnels auprès des meilleurs ébénistes et marchands merciers parisiens. On relate ainsi chez la comtesse de Provence plusieurs meubles précieux à plaques de porcelaine et le célèbre serre-bijoux livré par Jean-Henri Riesener, aujourd’hui conservé dans les collections royales britanniques.
Le 6 octobre 1789, la famille royale est contrainte par les révolutionnaires de quitter définitivement Versailles. Le comte et la comtesse de Provence s’installent au palais du Petit Luxembourg et font venir de Versailles leurs collections personnelles d’objets précieux.
Alors que les troubles révolutionnaires s’intensifient au début de l’année 1791, ils parviennent à s’enfuir et à gagner les Flandres en juin. Le gouvernement de la Convention confisque alors le Petit Luxembourg au titre de « bien d’émigré ». Un inventaire très précis est établi et recense tous les meubles, bronzes dorés, pendules, tableaux, gravures et porcelaines appartenant aux Provence. Ces objets furent vendus ou destinés à des échanges.
Parmi les pièces de mobilier inventoriées figurent quatre meubles à plaques de porcelaine ayant appartenu à la comtesse de Provence. Une description particulièrement minutieuse désigne la table acquise par le château de Versailles : une « petite chiffonière de forme ronde plaquée en bois gris satiné et fond de panneaux en bleu ; le dessus et tablette d’entrejambe en porcelaine à fleurs ornés de quatre sabots à roulettes, petite frise ciselée à jour et à perles, bordure du dessus à palmettes et godrons à jour formant galerie ; le tout en bronze doré or moulu ».
On perd ensuite la trace de la table jusqu’à la première moitié du XIXe siècle, époque à laquelle elle est mentionnée dans la collection d’un aristocrate britannique. On la retrouve bien plus tard, en 1999, dans une vente chez Christie’s à New York.
L’émulation de la famille royale pour les meubles à plaques de porcelaine
Dès les années 1770, Marie-Antoinette et les princesses de la famille royale possédaient chacune dans leurs appartements personnels des meubles de très grand luxe dotés de plaques de porcelaine de Sèvres. Ces meubles furent acquis auprès du marchand mercier Simon Philippe Poirier, puis de son successeur installé rue Saint-Honoré, Dominique Daguerre, à l’enseigne de la « Couronne d’Or ». Daguerre sut s’entourer d’un réseau de fournisseurs talentueux, comme Georges Jacob (1739 - 1814) ou Adam Weisweiler qui réalisa la chiffonière.
Il régnait à la fin du XVIIIe siècle une certaine émulation entre les princesses de la famille royale. La comtesse de Provence possédait comme sa sœur Marie-Thérèse de Savoie, comtesse d’Artois, un secrétaire en cabinet couvert de plaques de porcelaine de Sèvres à fond vert.
Comme la reine Marie-Antoinette, la comtesse de Provence détenait un coffre à bijoux couvert de treize plaques de porcelaine de Sèvres à fond vert et fleurs. Sa description est presque identique à l’exemplaire de Marie-Antoinette conservé au château de Versailles. Une commode décrite en 1794 chez la comtesse de Provence est aujourd’hui présentée au musée du Louvre.
La préemption de la chiffonnière par le château de Versailles enrichit d’une manière significative la collection de meubles garnis de plaques de porcelaine de Sèvres du château de Versailles.
La politique d’acquisition du château de Versailles
En tant que musée national, le château de Versailles a pour mission de contribuer à l’enrichissement des collections publiques par l’acquisition de biens culturels pour le compte de l’Etat.
De plus, depuis les années 50, le château de Versailles suit une politique volontariste visant à son remeublement. La recherche menée par la conservation permet régulièrement l’identification de meubles versaillais proposés en vente publique. Autant que faire se peut, le château de Versailles se positionne en vue d’en faire l’acquisition et de les présenter au public dans des espaces dont l’état tend à se rapprocher le plus possible de celui de l’ancienne résidence royale.