1er septembre de l'an 1686 : Aux portes du château
Quel paradis étrange que cette terre de France ! Deux mois, depuis notre arrivée à Brest, que l’on fait la rencontre de personnalités et d’artistes tous plus curieux les uns que les autres, que l’on observe avec charme les coutumes étranges de ces gens si sûrs d’eux… Et pourtant, tout dans les préparatifs de cette audience auprès du roi de France me laisse à croire que nous allons atteindre un apogée dans la superbe et la nouveauté de cette cour.
Il va être bien difficile de ne pas être distrait pendant ce moment crucial de notre ambassade. Porter au roi du Royaume de France la lettre de Phra Narai notre souverain - que la sagesse illumine ses jours et apaise ses nuits ! Heureusement, on nous a permis de nous préparer entre deux visites, séances de portraits et toute la gamme de mondanités que cette cour brillante a su inventer pour se distraire.
C’est sans doute cela la France : nous avons affronté la mer et les périls du voyage et me voilà désormais incapable de ne parler d’autre chose que de vêtements, décors fastueux et manières étranges. Oui, Versailles est un paradis peuplé de silhouettes richement vêtues dont les regards sont curieux et fiers. Et nous devons nous y présenter tout à l’heure…
Portrait Kosan Pan par Charles Le Brun, date
© RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Thierry Le Mage
Charles Le Brun, qui fait le portrait de l’ambassadeur Kosan Pan, lui a servi de guide dans plusieurs visites de hauts lieux du royaume tels que la manufacture des Gobelins et la galerie des Glaces. L’artiste est impressionné par la culture, la finesse et la curiosité de l’ambassadeur.
Le 3 septembre de l’an 1686 : 1500 regards nous accompagnent jusqu’à leur souverain
Je ne reviens à l’écriture de ce journal qu’à ce jour tant le tourbillon de cette visite m’a épuisé ! Il me faudrait un ouvrage entier pour rapporter en détail les impressions qui furent les miennes pendant ces dernières heures. Mais je vais tenter de m’en tenir au récit de cette visite.
Comme il était convenu, le maréchal de La Feuillade est venu nous trouver moi, mon « Uppathut » et mon « Trithut » - cela fait plusieurs semaines qu’il s’applique à prononcer, avec une maladresse touchante, ces mots de notre langue plutôt que « second et troisième ambassadeurs ». Nous montons en sa compagnie dans la splendeur dorée des carrosses du Roi. Et couvrons les quelques lieues qui séparent notre hôtel parisien et Versailles dans un confort digne d’un véritable palais.
A peine arrivés, nous plongeons dans un véritable tourbillon et il me faut une concentration de tous les instants pour suivre le protocole pas à pas. Nous traversons la cour où se pressent de toute part des curieux qui semblent venus de toute l’Europe pour admirer notre procession. Précédés de cette machine où repose la lettre de notre roi, que douze « Suisses » transportent avec toute la dignité qui doit lui être réservée, nous avançons tous les trois de front. Autour de nous, nos serviteurs portent les parasols traditionnels qui ne manquent pas d’étonner les curieux.
Almanach pour 1687 : ambassade du Siam à Versailles, 1686
© RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / Gérard Blot
Cette gravure représente la procession des ambassadeurs du Siam arrivant au château de Versailles le 1er septembre 1686. Devant les ambassadeurs se trouve le baldaquin qui contenait la lettre d'or envoyée par le roi du Siam (Thaïlande) à Louis XIV. Le plus âgé des ambassadeurs siamois connaissait bien la cour de l'empereur chinois Kangxi et à ce titre, son roi, Phra Naraï (1633-1688), lui avait confié la tâche de mener une comparaison entre les cours chinoise et française.
Arrivé devant l’escalier des Ambassadeurs, difficile ne de pas être frappé par ce monument d’une majesté qui à elle seule motiverait la traversée des mers et océans. Mais c’est impassibles que nous gravissons ses marches. Les tambours et trompettes masquent de leur vacarme étrangement harmonique les commentaires de la foule sur notre tenue. Mille cinq cents regards appuient l’importance de cette journée et nous accompagnent au fil des salons qui rivalisent de splendeurs, jusqu’à la salle où nous attend le souverain.
L’escalier des ambassadeurs
© Château de Versailles / Christophe Fouin
Ancien escalier monumental construit et décoré entre 1672 et 1676. Devenu théâtre en 1748 sous le règne de Louis XV, il est détruit en 1752 au profit des appartements privés du roi.
Nous pénétrons alors dans une véritable cage de lumière tant la clarté du soleil – pourtant pâle dans ces régions du globe – explose sur les miroirs qui couvrent les murs et sur l’argent massif des meubles de ce salon. Tout au bout de la galerie, le Roi paraît minuscule. Les trois révérences que nous devons faire pour couvrir cette distance, nous les accomplissons suivant notre tradition : allongés. Le geste qui marque le plus grand des respects, ne manque pas de laisser une impression flatteuse à notre endroit.
Au sommet d’une estrade haute de neuf marches, il est là, encadré par son fils et les nobles de sa cour, dans un habit noir brodé d’une constellation de pierreries et d’or dont l’agencement parfait confondrait l’esprit d’un astronome.
Nos serviteurs aussi vont de surprise en surprise : dans un élan majestueux, le roi Louis XIV leur donnait pour la première fois de leur vie le droit de poser leur regard sur une majesté !
Il a fallu quatre jours pour mettre en place la présentation de nos présents et de longs mois pour les choisir parmi les mille richesses que le commerce de notre beau pays peut offrir. Et pourtant, face aux cabinets du Japon, aux jades, aux cornes de rhinocéros, aux habits en soie de Chine et aux quinze cents porcelaines de toute l’Asie, la cour et Roi semblent bouder. Espérons que la bizarrerie de goût qui consiste à s’extasier uniquement devant le massif en oublient le raffinement ne portera pas préjudice à nos affaires…
le 17 décembre de l'an 1686 : derniers jours avant notre retour
Il nous reste encore quelques temps à passer ici, alors que nous avons déjà vu les arbres des bosquets de cet immense jardin se teindre de rouille et mourir. Je n’ai voulu manquer aucun détail de ces allées « à la française », de ces appartements qui croulent sous le luxe des plafonds pour que le récit que je ferai à mon retour à Phra Narai notre souverain - que la sagesse illumine ses jours et apaise ses nuits - soit le plus exact. Et maintenant les bassins sont paralysés par le gel - il fait si froid que l’eau devient aussi dure que la pierre des statues.
« Après les trois grandeurs de l’Homme, de Dieu et du Paradis, je connais désormais celle de Versailles ! », disait mon camarade en sortant du cabinet des médailles. C’est dans cette féérie construite par ces hommes étranges que nous avons passé ces derniers mois à négocier nos affaires avec leur délégation.
Le Roi n’a pas été impressionné par nos présents. On raconte même que certains de nos précieuses porcelaines sont données en cadeaux à leur tour. Difficile dans ce contexte de parler de commerce avec une nation qui ne cherche qu’à obtenir l’exclusivité des échanges, convertir notre roi à leur religion du dieu unique et assouvir ses désirs sans fin de puissance. Pour autant, nous avons bien avancé et l’on peut présager que d’autres rencontres seront sans doute plus fructueuses. C’est donc désormais dans cet espoir que je patiente en faisant quelques dernières visites et en couchant sur le papier mes nombreux souvenirs… en attendant que l’on me donne congé.
Après un séjour marqué par de nombreuses visites et négociations, le Roi Louis XIV donne congé aux ambassadeurs le 14 janvier 1687, en présence des mêmes personnes. Cependant, l’ambassade est un échec : le roi Phra Naraï ne se converti pas au catholicisme comme le souhaitât Louis XIV. Plus grave encore, ce roi ouvert à l’Occident est renversé en 1688 par un de ses conseillers Phra Petracha qui, avec le soutien de la cour et du clergé, fermera le pays à toute influence étrangère – exceptée celle de la Hollande…